Le 4 juin 2020, Virginie Despentes publie un texte court, Lettre adressée à mes amis blancs qui ne voient pas où est le problème. Elle n'évoque pas directement le concept débattu de « privilège blanc ». Je ne l'évoque non plus, mais c'est ma réaction.
Je me suis mis des œillères. Lancé au galop, trop de projets à achever, besoin de gagner, toujours construire. Je suis devenu insider, au dedans d’un monde que j’abhorrais ado.
Avec les œillères, on devient nihiliste. Dégouté par la tournure commerciale que prenait l’internet, que j’avais accueilli comme la révolution attendue : tous nous allions nous trouver, tous, collaborer. Puis on a vu des pubs apparaître sur des blogs beautés. On a commencé à comprendre qu’on allait se faire avoir.
J’ai posé des œillères. Ne pas voir le monde. Ne pas lire les rapports du GIEC. Encaisser les JTs, et les oublier. Ecouter Traoré, Besancenot, lire Lordon, et tellement d’autres. Et recommencer à coder. Regarder la bataille de l’Arc de Triomphe sur BFM en montant ma nouvelle bibliothèque sur-mesure, issue de « forêts durables ». Et puis oublier encore. Retourner coder. Aquoibonniste. « Ne se soucier que de ce que je peux changer » . Autant dire, ne se soucier que de soi…
Avec les œillères, on est désabusé. Vouloir une maison isolée, un potager, l’autonomie. Se préparer au monde qui s’effondre. Se protéger ma femme et moi, préparer un endroit pour notre famille. Loin du monde et son tumulte.
J’ai posé des œillères. Mais qui peut le faire ? Qui peut ne pas voir le monde tomber ?
Ceux qui ne se font pas harceler dans la rue. Qui ne vont pas au commissariat porter une plainte qui ne sera pas entendue. Ceux qui ne se font pas contrôler à chaque sortie. Ceux qui ne comptent pas le prix des choses. Ceux qui peuvent meubler l’appartement qu’ils se sont choisi. Ceux qui ne connaissent pas le chômage, qu’on vient chercher sur les réseaux.
Ces œillères, elles sont tombées. Et ce monde-là, l’idéal de ce monde-là, je me dois de le défendre.
Défendre l’idée d’une France territoire sur lequel tous ont les mêmes droits.
Une France laïque où l’on a décapité un roi et quelques curés. Où le Président ne jure pas sur la bible.
Défendre un congé paternité plus long. Défendre le partage du travail domestique. Non pas pour l’égalité des femmes, mais bien pour nous, les mâles. On n’a pas beaucoup d’homme d’intérieur comme modèle. Hugh Hefner et son manoir ? Problématique…. Le héros d’À rebours de Huysmans ? Je n’ai jamais voulu lire la fin, il finit catholique… Comment dire à mes congénères que tout mon corps empêche un quelconque choix de carrière d’aller contre ma petite famille et son foyer domestique ? C’est pour eux que je vis, et si pour les voir il me faut gagner moins, alors je gagnerais moins.
Répandre ce que je sais du chaos climatique qui vient et des solutions chimériques qu’on voudrait nous faire avaler.
Faire tomber les préfixes vicieux devant libéral. Néo. Ultra. Relire les vieux sages écossais qui ont inventé notre démocratie. Et d’autres peut-être ? Bakounine, Kropotkine, Dewey, les vieux grecs ? Après-tout, sans droit naturel, la propriété n’est plus sacrée, alors pourquoi rester libéral ? Ceux là même ont failli, la démocratie représentative est une forteresse qui protège des gueux. Ecrire un post-libéralisme ?
Combattre leur si chère croissance ? D’autres vieux sages rêvaient d’équilibre. « Sustainable », ce mot à la mode, c’est au final l’équilibre du système Terre. Une humanité « in charge », créatrice du grand jardin d’Éden ?
Mon privilège, c’est pouvoir ne pas me soucier du monde. Les œillères sont tombées.