C’est comme une baie-vitrée qui s’ouvre et révèle l’immensité, sombre et lumière, devant moi les versants alpins comme autant de possibles autant de chemins ici un col là un sommet et les rails du Corail tout droit dans la vallée.
Hier je regardais derrière, cette fois cette vitre m’impose l’infinité des roches, et les voies enneigées et ces tiges, grises, nues, frêles, chahutées par le vent, écrasées sous la neige. Là un chevreuil a bondi, la bise efface la marque de ses pas. La montagne est vivante, le désert bouge encore.
Je colle mon front contre la vitre, humide et froide, je veux voir plus, plus loin, scruter le monde devant. Par où passer ? Ici un bois et ses spectres éventés, là posé un bloc grand comme une ville, ici un versant qui monte fort, qui grimpe haut.
Je coule sans choisir tracté par la locomotive, première de cordée, l’effort c’est elle, je contemple sans mot dire, on suit son doux chemin, la route est tracée au fond de la vallée, bercé, les flots figés, Durance apaisée.
Je pourrais contempler toujours. Voir les gens, les passants, voir dedans, leur prêter une vie, posé à Saint Lazare, les croquer rapidement, des vies, des vecteurs, des forces, un mouvement, je pourrais les regarder toujours, caché sous ma capuche sans agir, comme en dehors, fasciné par ces gens qui me ressemblent tellement mais qui ne sont pas moi.
Je pourrais les regarder toujours mais dehors la Terre brûle. On l’incendie. Combustions des carbones, les charbons le pétrole et les mers de plastiques, il fait trop chaud les espèces meurent, promesse de noyade, mes enfants boiront la tasse, alors faut-il encore en faire ?
Je rentre en Seine Saint-Denis, le pays des pauvres des gueules cassées, les grands blessés du grand capital, dommage collatéral des guerres économiques. Je rentre à Aubervilliers, fredonne les vers, ceux de Prévert, « Un monde hostile et sans pitié Le triste monde d’Aubervilliers Où sans cesse vos pères et mères Ont toujours travaillé Pour échapper à la misère A la misère d’Aubervilliers Gentils enfants d’Aubervilliers ».
Sont-ils encore gentils ceux-là d’Aubervilliers ? Et puis gentil c’est quoi ? Docile ? Courber l’échine ? Tes parents au boulot, quel boulot pour les fils d’immigrés ? Éboueurs ? Petits gardiens des grands magasins ? Joueur de foot ? Chanteur de rap ?
On ne te donnera rien, demie-nationalité.
Tu es français ? Tu sais la grande histoire, tu as lu Germinal. Ceux-là au pouvoir ils ne cèdent qu’à la grève, qu’à la guerre, il a fallu Pétain pour avoir la sécu, mais tout ça c’est si loin, on ne veut plus donner au pays des lumières. On marche au pas celui qu’on croit à soi on voit tout droit sans remarquer les légions, les bataillons de clones pressés insensibilisés.
Tout à l’heure à Grenoble j’attendrai mon train et je lirai Twitter et je sais déjà comme je serais effaré, éberlué, les anonymes et leur venin qu’ils crachent, injures racistes, torrent de haine, veulent-ils vraiment chasser les noirs et les arabes ? Fermer ce vieux pays et n’élever les enfants qu’à la peau rose cochon ? Ce qu’ils écrivent tous, avec toute la force de leurs éructations trop courtes, est-ce vraiment le monde qu’ils veulent ? Si Twitter c’est le monde, alors le monde c’est la guerre. Déprécier, discréditer, dénigrer, diffamer, déshonorer, salir, critiquer, flétrir, avilir, diminuer, médire, décrier, copié-collé de synonymes, plagiat facile. Pas un jour sans bataille, sans assauts, sans blessés des mots.
À Paris j’attrape un métro, un erre-euh-erre, ligne B, ligne D, Paris Nord, Stalingrad, La Chapelle, Saint Denis, des noms comme des conflits, on n’y passe pas la nuit quand on est riche et bien mis, des lieux comme un frisson, appréhension, mais peur de quoi ? Que faut-il craindre ? Un an déjà je vis là-bas et rien mais triste. Triste, les mendiants de la 7. Triste, les crackers de la 12. Triste pour les gueux, les miséreux, les trimardeurs boulevard Felix Faure ou ceux Porte d’Ivry. Triste pour les immeubles défraichis et les tapis roulants Auchan Lidl Aldi tout couvert de premiers prix, 7 jours, 7 jours spaghetti tomate tomate tomate.
Je voudrais de l’espoir, un idéal, un parti auquel croire, mais celui à la rose a viré libéral et ceux qui sont restés ne soulèvent pas mon cœur. À gauche on se déchire, Riss c’est Charlie et Eddy c’est Charlie aussi mais avec Tariq dedans. Et ça s’invective, ça se déteste, on entend des gens de gauche on dirait des racistes de droite. Laïc c’est pas de voile ? Féministe c’est des blanches en minijupe à Paris, Montreuil, Abou Dhabi et Jakarta ? Déjà la gauche c’est pas nombreux mais maintenant c’est divisé. Pour un voile. Une religion. L’opium du peuple. L’Histoire. Cynique.
Alors où atterrir ? Pour aller où ? Quel col emprunter ? Quel sommet faudra-t-il gravir et pour quelle vie bonne ?
J’ai ma chérie toute proche et sa peau chaude et douce, on s’est fait comme une bulle il y fait bon dedans. Hier c’était Noël, on était tout le clan, on a serré les coudes, on a serré les rangs.
Bien, C’est déjà ça.
Et des femmes debout ! Qu’il chute Woody, j’aimerais toujours Manhattan, qu’on les fasse tomber tous, qu’on les brule s’il faut, comme je me réjouis qu’elles se lèvent et hurlent, qu’ils soient coupables n’importe pas, ils se défendront comme des teignes, ils en ont les moyens, mais la moitié de notre humanité se dresse et c’est beau ça tant mieux.
Génération.s s’accouche. J’y étais. Y resterai-je ? J’ai toujours cette crainte que les militants, ceux d’en bas, ceux qui tractent sur les marchés en février sous la pluie n’aient pas les dirigeants qu’ils méritent. « Tu n’aimes pas les politiques ? Devient le politique ». Meh… Conquérir le pouvoir. J’aime pas trop les conquêtes, j’aime pas trop le pouvoir.
Derniers mètres, le 150 me pousse de la Courneuve à mon chez moi chéri. L’épaule contre la vitre je regarde les noirs dehors. Rue de la commune de Paris, Aubervilliers traversée par toutes nos révolutions.
A la maison, enfin chez soi, je lance l’écran, j’y vois nos paysans mourir, nos vieux abandonnés, tous les travailleurs pauvres, les prisons délabrés, on oublie les batailles des semaines passées, d’autres combats déjà, mais où sont ceux d’hier ? Ont-ils gagné ? Les as-t-on chassé ? C’est ce rythme-là, celui des chaînes d’info, tous les jours à toute heure une Une, aujourd’hui la Seine déborde, demain un incendie, une révolte.
Je pourrais créer une boîte aussi. Une scoop ? Ce système dégueulasse qu’on se farci depuis les années 80 je voudrais pouvoir le nier, au moins dans ma petite vie. Il semble apparemment difficile d’empêcher les vieux hommes blancs avides d’amasser les milliards sans devenir violent. Alors a minima ne pas devenir complice. Vivre à côté, ne pas les croiser ou le moins possible. Ne rien leur acheter. Ne rien leur donner. Monter un projet et devenir autonome.
Moi, c’est peut-être simplement dire le monde. Ouvrir des voies. Chercher des chemins de traverse. Porter un regard de biais et dire ce que j’ai vu.