Il part, il fuit, quitter Paris, célébrer son dieu mort, sans sommeil et livide, ombre blanche qui tranche les anonymes en gare. Les passants les gens fuient ce demi-spectre exsangue, peau cyanosée, noyé, regard mouillé. Il porte un manteau noir, il ne regarde pas, il avance sans chemin, sans espoir, vers un culte unanime qu’il sait trop illusoire.
Il pourrait sourire et reprendre forme humaine, il pourrait toucher terre, mais cet éther qu’il flotte, dans ses pensées autistes, protégé du monde cru, cet être absent refuge étroit, cet ici loin ailleurs c’est pour lui, en lui, ton regard. Tes yeux lumineux. Taquins, joyeux, joueurs. Tes yeux de biais quand tu cherches à le voir, allongée sur son torse vos deux peaux nues brûlantes, encore suintantes de votre amour allègre.
Le fantôme Gare de l’Est effraie les chiens, les mômes, ses yeux rouges asthéniques, sa peau blafarde anémiée, abîmée, avariée des hépatiques mourants. Il pourrait tout effacer, d’un café, un croissant, et reviendrait l’humain. Non, il te veut encore un peu, il protège comme il peut, armé de sa fatigue, aiguisé de ses larmes, garder tes grands yeux noirs et leur félicité, partout autour de lui, un calque superposé, tes deux yeux amoureux exhalants chacune de ses pensées, effaçant et les fuyants pressés et les pauvres mendiants concurrents des générosités.
Tes yeux. Par-dessus. Tout.
Il part, il fuit, il quitte et Paris et votre amour puissant. Déchirer une fois encore les sutures peau à peau qui agrafent les aimants et enferment les couples occidentaux. Éteindre tes ardeurs dessous les édredons et retrouver l’hiver austère, polaire, glacière. Il perd il sait vos deux corps brûlants, comburants d’un amour igné, deux amants incendies s’attisants infini. Sans cesse, sans fin, mouvement perpétuel, corps purs en fusion vous étiez l’enthalpie. Il part, il casse, il brise le grand défi thermique.
Il part, il est seul, transi de salle d’attente, solitude rigoureuse, implacable. Il a pleuré hier. Il pleurait ce matin. Il pleurera demain. Et le manque, et l’absence, et ce téléphone vide, et qui vibre, et qui vibre, mais pour ne dire que rien, et ça n’est jamais toi, ce sont toujours des autres, il voudrait le jeter, l’éclater pour ne plus pouvoir voir. Car tu n’écriras pas. Il n’a pas répondu.
Il t’a promis un couple, l’Élysée d’une jeunesse erratique morte ou petite vivante, désabusée, recluse d’elle-même. Car dehors le sang coule, on tue dans Paris même, on meurt sur les trottoirs, on s’écharpe pour poser sur son cou le joug que l’on scelle, trop heureux d’éviter pour un temps le dénuement des faibles qui cèdent écrasés, sous le poids de l’horreur, l’horreur économique. Il t’a promis un couple, asile ou havre, cellule capitonnée, confort précaire, un couple, des chaînes, encore des chaînes, on s’enferme, on s’attache pour ne pas voir le pire, l’indigence de ceux qui n’ont pas pu tenir.
Il descend sous le sol pour trouver la cachette où vous vous êtes aimé. Le spectre avance diaphane dans son éther passé, il entend là-bas tes feulements animaux, il ressent vos baisers, vos deux peaux aimantées, ton parfum ses effluves, tout est là dans cet autre physique. Il n’a rien oublié, il ne veut pas quitter. Bien sûr qu’il fallait vivre, vous fûtes si beaux amants, tout un printemps désir. Enchantée liberté qui surgit on ne sait quand, quand les chaînes de l’aimé ne sont que légèreté. Mais on toque à la porte et le charme se brise. Les latrines sont sales, partout on sent l’urine, on n’entend qu’un enfant qui ne fait que d’hurler, le spectre revient humain, il est seul, il n’est rien, toi tu as disparu et la gare si laide et les autres qui courent et lui, …, perdu.
Dans le train qui l’arrache à cette ville blessée, il a plaqué son front contre les vitres froides et se laisse conduire vers cette fête immonde qu’il ne célèbre pas. Il s’en va, il arrache les liens, il déchire ta peau comme il s’écorche aussi, fantôme déliquescent lacérant vos deux corps.
On ne peut plus aimer comme aimaient vos parents. Il le sait. Il a trop vu, trop lu, pour faire taire en lui tout ce que cette époque inspire. Tout a changé, il lui faut s’imposer. Défaire toutes les chaînes, celles des serfs et leurs laisses et leurs petits emplois et leurs petits salaires, celles des amants menteurs alchimistes maudits qui changent l’or en plomb, celle des dieux déjà mort, qu’il va falloir faire taire et leurs chimères rassérénantes qui apaisent quelques faibles ou quelques endeuillés.
Il arrache les fils, les agrafes suturés, la peau vient et dessous corps à vif. Il sait que demain les plaies se fermeront. Il voudrait panser tes écorchures, éviter les fâcheries, drame sur-joué, déjà vu, des amoureux millénaires, on s’aime on se déteste, on a voulu tout se donner mais on ne laisse rien, on reprend son chemin et les indispensables deviennent insupportables. Vanités amoureuses.
L’écorché les yeux noirs regarde maintenant devant, il a les poings les dents serrés, la douleur s’apaisera. Il va falloir lutter, on ne l’arrêtera pas.